Chêne, hêtre, miroir, émail et toile
cirée.
H.95, L.180, P.46 cm (1984).
Le "Borodino" sérieusement atteint.
Le "Fuji" qui coula le "Borodino" à Tsushima.
Clémence
de Biéville
Trente-six sculptures de Jean-Louis Faure
Editions joca seria.
|
|
Ce curieux meuble a été offert par l'amiral Togo, le vainqueur
de Tsushima - bataille navale qui changea le destin de l'Asie -
à Élie Faure (voir sculpture 76)
en septembre 1931.
Il faut se souvenir que le Japon, sortant du Moyen-Age en quarante ans,
est impatient d'imposer sa zone d'influence à des puissances occidentales
sûres d'elles et dominatrices. La Russie est la plus gênante
pour le moment, toute proche, arrogante, et si faible.
Une armée moderne est prête. La flotte, construite et entraînée
en Angleterre sous les ordres de l'amiral Togo, attend son heure.
Une préfiguration de Pearl Harbour, au début de 1904, liquide
la flotte russe du Pacifique à Port-Arthur. Après des désastres
militaires répétés, le tsar décide d'envoyer
la flotte de la Baltique qui va faire en huit mois le tour de l'Europe,
de l'Afrique, remonter l'Océan Indien et, par la mer de Chine,
coques lourdes de coquillages et machines à bout de souffle, va
se faire couler près de l'île de Tsushima par un Togo à
la parade qui ne perd pas un vaisseau. Voici l'homme qu'Élie Faure
désire rencontrer, car c'est pour lui un héros de sa jeunesse,
un nouveau Nelson. Sollicité par l'ambassade de France fin 1930,
l'amiral accepte le principe d'un rendez-vous l'année suivante.
Mais ce vieil homme chargé de gloire est un personnage complexe.
S'ennuyant ferme dans sa retraite il décide un jour, à plus
de soixante-dix ans, d'imaginer des meubles qu'il fera dessiner par un
officier d'ordonnance. La fabrication sera confiée à un
charpentier de marine, le fils d'un ami d'enfance. Le premier, un petit
vaisselier, est offert à l'empereur Yoshi-Hito en 1918. Jusqu'à
sa mort, en 1934, l'amiral en fera réaliser quatorze, donc celui
présenté ici - le seul qui ait quitté le Japon. En
1935, Hiro-Hito demande à la Diète une loi interdisant de
laisser sortir du territoire national ce qu'on appelle depuis lors "les
treize merveilles de Togo". Elles atteignent, quand elles passent en vente,
des prix faramineux. Trois sont encore en circulation, les autres dans
les musées.
Ces meubles sont donc destinés aux hôtes de marque de l'amiral,
tous japonais. On croit savoir pourquoi Élie Faure a fait exception
à la règle, grâce à un souvenir dont Togo lui
a fait part :
En 1885, durant la guerre franco-chinoise, il commandait l'Amagi
pour se rendre à Formose visiter l'amiral Courbet. Comme il était
désireux de visiter la base de Ki-Long, Courbet le confia à
un ingénieur militaire de 33 ans qui lui fut très sympathique.
Ce fut réciproque et le maréchal Joffre (car c'était
lui), à la veuve duquel fut présenté l'auteur par
son oncle (voir sculpture 77)
en 1938, demanda lorsqu'il fut invité au palais impérial
de Tokyo des nouvelles du petit officier de marine à
qui il avait fait visiter l'arsenal de Formose. On peut imaginer que cet
aimable contact avec la France décida Togo, 45 ans après,
à réaliser "Hokusaï ou l'antipodie optique" pour un
écrivain français.
Il prend donc contact avec l'ambassadeur Damien de Martel pour se faire
expliquer la culture française et fournir des documents. Ce vieillard
est inlassable. Au début de 1931 il commence à voir le meuble
dans ses grandes lignes. Le 1er mai, date de naissance de l'auteur, les
plans sont prêts et le charpentier-ébéniste peut se
mettre au travail.
L'amiral décide très vite, à la vue du dessin de
Louis David (voir sculpture 67)
représentant Marie-Antoinette allant à l'échafaud,
d'en faire l'objet d'une table basse armée d'une proue proéminente
en émail blanc encadré de chêne. Togo a été
frappé par l'étonnante parenté de style entre le
David de la Terreur et le Hokusaï de 1793. Il retrouve donc la
signature du grand japonais de cette année-là (car il
en a changé toute sa vie) ainsi que le cachet de son éditeur
d'estampes de l'époque. Puis il fait venir de l'Aveyron (France),
par le torpilleur le plus rapide, une bille de chêne coupé
sous la Révolution et la confie à un sculpteur ami, lui
demandant de copier l'attitude de Marie-Antoinette dans la charrette.
Disposée derrière la proue, dans le sens de la marche, la
petite sculpture se
reflète dans un miroir. Disposé à ses pieds sur
une plaque d'émail bleu, une typographie inversée, en blanc,
se lit rétablie dans la glace. C'est un souvenir du jeune Togo
à Londres sous Victoria. Les écriteaux sur les pelouses
disaient : "Trespass Will Lead To Prosecution" pouvant se
traduire par "Aller au-delà entraînerait des poursuites".
Tout est terminé début septembre et, le 19, l'amiral reçoit
Élie Faure dans sa maison d'un quartier populaire de Tokyo. À
la fin d'une petite heure d'entretien où l'amiral se montre peu
désireux de parler de la bataille, mais plutôt d'art français,
et au moment où l'écrivain se lève pour prendre congé,
la porte du salon coulisse entièrement pour livrer passage à
quatre marins en grande tenue qui déposent au milieu de la pièce
la table d'Hokusaï. L'interprête traduit à un Élie
Faure stupéfait un hommage court mais très éloquent
de l'amiral qui se termine par l'offre de renvoyer le torpilleur à
Marseille porter le meuble tandis que l'écrivain français
poursuivrait son périple.
En 1937, respectant ses dernières volontés, la famille d'Élie
Faure remet ce meuble célèbre au Musée Guimet.
|