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She glows with discouragement.
Royal Institute of Nightmares. Brussels.

     

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Constance de Monbrison
Painted wood, fibres, potery, resins, mexican hair, Pierre Bouchet eyeglasses, brass, casters and et bone marrow from restaurant "Aux Fins Groumets".
H.232, W.244, D.60 cm (2000).


FURTHER INFORMATIONS

Surpris dans son atelier de Bruxelles en septembre 1946, Kodmardam B. et sa boule de cristal. On préfère croire à une plaisanterie.


Le dangereux regard du Mexicain immergé.


Le serpent se hâte vers la croupe.


Bataille à mort de deux gnomes autour d'une caisse.

 

Avant tout, nous devons parler de l'incendie du Bazar de la Charité à la fin du dix-neuvième siècle, qui fut à l'origine de cette sculpture. Ce drame qui frappa si vivement les imaginations décapita à nouveau la haute aristocratie féminine un siècle après la Terreur.
Nous sommes à Paris, le 4 mai 1897, rue Jean Goujon, entre Seine et Champs-Elysées. Le gratin qui s'ennuie inaugure là une grande vente de charité du dernier chic qui regroupe plusieurs œuvres de bienfaisance présidées par princesses, duchesses, comtesses et baronnes.
Douze cent personnes se pressent dans une immense baraque de sapin abritant boutiques et comptoirs en bois blanc, décorés de toiles peintes et de carton-pâte. Un vélum de cinq cents mètres  carrés cache le toit. Le cinématographe — inventé deux ans plus tôt — est la grande attraction. La lampe du projecteur fonctionne à l'éther et il faut remplir le réservoir dans la pénombre de la cabine. On approche une allumette pour mieux voir et c'est l'éclat fulgurant, la flamme si rapide. L'incendie et la panique se propagent à une vitesse inouïe. La foule, d'abord interdite, puis terrorisée, tourbillonne en quête d'issues. En un instant ce monde très chrétien de galants baise-mains devient le plus célèbre sauve-qui-peut.
L'héroïne de cette sculpture, une jeune princesse de vingt-trois ans, Constance de Monbrison, se souvenait confusément avoir pu sortir de cette houle hurlante en suivant Robert de Montesquiou qui se frayait un chemin à grands coups de canne à travers les chignons incandescents. Quelques duchesses eurent le crâne défoncé à coups de talon par des messieurs qui, le matin même, après une nuit délicieuse en leur compagnie, les promenaient au Bois.
Sur cent vingt-cinq morts, on compta seulement cinq hommes, dont trois vieillards et un adolescent.
Mais qu'aurions-nous fait nous-mêmes, aimables discoureurs donneurs de leçons, plongés dans une tragédie d'une telle violence ? La plus grande prudence s'impose.
En une demi heure, tout fut terminé.
Pour identifier les restes noircis, les maris durent se faire accompagner de la femme de chambre de leur épouse qui seule pouvait reconnaitre corset, bottines et jarretières.
La duchesse d'Alençon, soeur de l'impératrice d'Autriche, restait introuvable. Elle fut enfin reconnue par son dentiste.
Pendant une dizaine de jours, la haute société courut les cérémonies funèbres. Puis l'été vint et les distractions reprirent.
Il fallut attendre quinze ans — le nauffrage du Titanic — pour reprouver un drame aussi sensible au beau monde. Mais le souvenir du Bazar de la Charité, avec son parfum bien particulier de dentelles brûlées et de chair grillée, occupe toujours une place de choix dans l'aristocratie des faits divers.
Ce funeste après-midi marqua à jamais notre jeune princesse. Pour elle, depuis lors, se répéta nuit après nuit le même cauchemar exactement semblable dans son déroulement et ses moindres détails. Dès l'amorce du sinistre songe — comme prévenue — elle en connaissait l'aboutissement. Démarré au creux de la nuit il était là, inéluctable et sempiternel. Curieusement, à l'étonnement de Sigmund Freud consulté à Vienne, rien dans ce rêve ne rappelait -même de loin- l'incendie du Bazar de la Charité. Constance se voyait nue, assise dans une sorte de baignoir-marigot à roulettes, bordée de hublots, à l'eau bourbeuse et brunâtre. A bout de bras au-dessus de sa tête, tenu à grand-peine et en déséquilibre, une sorte de plateau en déséquilibre, une sorte de plateau sur lequel deux petits êtres noirs et musclés se disputaient une caisse blanche. Devant elle, face à ses cuisses entrouvertes, une tête d'homme aux cheveux crépus et à lunettes d'un bleu étrange émergeait au ras de l'eau, laissant deviner une barbe. Son regard malsain et voyeur la bouleversait. Derrière elle, échappé d'une bizarre poterie et zigzaguant sur la boue, un serpent vert, vif et luisant, visait sa croupe de ses yeux jaunes. De petits poteaux phalloïdes d'aspect divers, en os à moelle et à glands de terre, entrouraient la scène d'une étrange farandole, reliés par une sorte de cordage rustique. Puis le spectacle se figeait et c'en était fini pour la nuit. Le lendemain, vers les mêmes petites heures, tout repartait.
Dans les années quarante, Constance de Monbrison eut l'idée de faire une œuvre de l'accablant cauchemar, pour le cinquantenaire de la tragédie. Elle pensa d'abord à la littérature, et se mit à relater son souvenir par écrit. La platitude du style la surprit. Son ami Jean Paulhan lui déconseilla de continuer.
Elle se tourna alors vers la peinture, car elle avait fréquenté dans sa jeunesse l'académie Julian — où elle connut Henri Matisse — qui l'estimait beaucoup. Elle posa même pour lui vers 1905. Quand elle lui parla de son projet — peindre sa lugubre vision — il la découragea, invoquant des insuffisances techniques.
Elle n'y pensa plus jusqu'au jour de 1945 où elle vit, dans une galerie de Bruxelles, récemment libérée, une curieuse sculpture en bois peint, d'assez grande taille représentant Lord Hamilton giflant l'amiral Nelson. L'auteur, du nom de Bernard Van Kodmardam — il signait Kodmardam B. — lui parut être la personne idéale pour réaliser son idée.
Le sculpteur, sollicité, accepta d'emblée mais exigea une somme importante pour l'époque, sa maitresse du moment étant très au-dessus de ses moyens. La vieille princesse, qui ne pouvait faire face seule à cette dépense considérable, demanda l'aide de la famille du baron Empain, qu'elle avait connu à Paris quand il construisait le métro. Après une courte mais violente liaison, une belle amitié s'était installée. Constance était présente au Caire en 1930, lors de l'inhumation du baron dans l'extraordinaire tombeau d'Heliopolis.
Les Empain, après quelques orageux conseils de famille où fut examinée la demande d'assistance financière, décidèrent de payer la totalité de la sculpture, considérant la commémoration d'une bienfaisance qui tourne à la catastophe comme une oeuvre pie -'dautant plus que quelques parentes titrées y furent carbonisées. Une seule condition fut imposée à la princesse : l'œuvre ne devrait jamais quitter la Belgique, sauf en cas de prêt à une importante exposition.
Kodmardam B. ayant reçu une belle avance se mit rapidement au travail et s'appliqua à reproduire parfaitement chaque détail du cauchemar. Il voulut, très intelligemment et avec l'accord de la princesse dater l'époque en donnant au corps de la femme un mouvement assez modern style. On remarquera aussi que sa passion pour Puccini et Madame Butterfly l'entraina -pour le visage et la coiffure- vers le Japon.
Constance laissa faire car elle ne pouvait brider totalement les velleités d'indépendance créatrice d'un sculpteur qui restait, par ailleurs, le plus près possible des contraintes qu'elle lui imposait.
Nous pouvons le voir ici dans son atelier, en pleine élaboration de la sculpture, surpris par un photographe coréen. Tirait-il vraiment son inspiration d'une boule de cristal? Nous n'en avons aucun témoignage sérieux.
Commander la statue n'était pas le seul problème de la famille Empain. Restait à trouver une institution respectable — si possible de notoriété internationale — pour héberger une œuvre si particulière. Un autre conseil de famille très agité décida donc de fonder et de financer un institut de recherche réunissant de grands scientifiques mondialement connus sous la présidence d'honneur de la princesse de Rethy, épouse du roi Léopold III.
Le 4 mai 1947, jour anniversaire de l'illustre incendie, l'Institut Royal d'Etude des Cauchemars, magnifiquement logé dans un immeuble de Victor Horta, entièrement restauré, ouvrait ses portes en fin d'après-midi.
La sculpture rêvée par Constance de Monbrison trônait sous un dais de velours cramoisi. Son titre "Elle rayonne de découragement", imposé par la princesse, y était brodé en lettres d'argent.
Le tout-Bruxelles était là — politique, scientifique, artistique, financier ou simplement mondain — sous la garde vigilante de trois cents pompiers aux moyens exceptionnels. Le buffet était splendide et la sculpture n'interessa personne. Le coup fut terrible pour le vaniteux Kodmardam B. qui s'alita quelques jours après pour ne plus se relever.
Certaines réflexions désagrébles parlant d'étalage obscène chagrinèrent Constance, qui se fit raccompagner à son hôtel et se coucha. Alors commença la première nuit sans cauchemar depuis un demi-siècle. Il ne revint jamais plus, laissant la vieille princesse paisible jusqu'à sa mort, en 1974.
Elle avait eu cent ans la veille au soir.


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