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Je ne comprends pas plus la réponse que je n'avais compris la question.

     

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Bois peint, canne sculptée, laiton,
longue-vue prismatique, roulettes,
céramique, tournevis russes et
pistolet Wather P.38 neutralisé.
H.234, L.123, P.123 (2001)
 

Le titre de cette sculpture aura bien du mal à évoquer, même vaguement, les errements d'une vie — celle de l'auteur. Certains fusils de chasse ont deux canons. Leur tir n'a pas le même effet sur le gibier. Cette sculpture, comme eux, a deux détentes — mais c'est cette fois à un gibier qui ne risque pas grand chose de les presser, au mieux, à tour de rôle. Au pire, la majorité des cas, bien sûr — appuyer sur les deux gachettes en même temps n'apporterait que pataugeante confusion. Avoir mis sur le même plan et traité d'un même jet — au risque que cette sculpture soit boîteuse — une honte provoquée par des remords intimes et une honte nationale causée par une lamentable défaite militaire est une entreprise assez hardie pour un sculpteur, confronté à une flagrante désharmonie.
L'auteur, avait déjà tenté l'aventure en réalisant autrefois la sculpture n°79 "Un orgasme par jour éloigne le médecin. Kim Philby". Il s'en était à peu près tiré — mais ici, on peut se demander s'il est bien retombé sur ses pieds. La première évocation a été parfaitement résumée par Jean-François Revel : « mais il n'est guère de jour où, à table, dans mon lit, dans la rue, sur la grève, je ne pousse un rauque gémissement de repentir et de honte. C'est que revient me mordre le souvenir d'une bêtise fatale, d'une réaction vulgaire, d'un mensonge dégradant, d'une fanfaronnade ridicule dont je me suis rendu coupable, jadis, naguère ou avant hier. »
Voici premièrement la représentation de cette souffrance à éclipse, cette sorte d'esprit de l'escalier en plus cruel, plus acide et plus vif, qui ronge et taraude à répétition en revenant sans relâche sur tant de dérobade, de lâchetés, de conneries enfin, toutes imprescriptibles. « Rien ne s'efface, tout se dépose », disait Brice Parain. L'évocation de ce mal, choisie par l'auteur, est assez grandiloquante, mais la question avait besoin d'être soulignée : la Honte et le Remords méneraient-ils au suicide ?
Cette sphynge cyclope s'offre volontiers pour faciliter le passage. Séduisante quoique un peu froide, elle a la générosité de nous présenter un Walther P.38 avec ses munitions, du plus délicat effet. Après avoir traité cette angoisse intime et récurrente, l'auteur s'attaque, dans la partie inférieure de la sculpture, à un désastre qui a humilié l'Italie de la fin du dix-neuvième siècle, puissament symbolisé ici par la célèbre canne sculptée de Gabriele d'Anmunzio qui traduit le furieux état d'âme d'un soldat vaincu.

En voici le texte italien, gravé dans le bois, suivi de sa traduction :
1896 Croce Silvio : la battaglia del 1er marzo 1896 ad Abba Garima, fu per molti loro rovina. Di si nobil sangue italiano, inaffiar si dovette il suolo Africano. Povera Italia, rovinata da si otsinata marmaglia. Fra l'audacia di Crispi, Baratieri et tutta la lega intiera, furon cagion de si orribil guerra. Giorno fatale ed eterna memoria, dei mila erroi ne parlera d'Italia la storia.
1896 Croce Silvio : la bataille d'Abba Garima en 1896 a été un massacre. Le sol africain fut inondé du flot du plus noble sang italien. Pauvre Italie, ruinée par une si obstinée racaille. L'inconscience de Crispi ajoutée à celle de Baratieri et toute la fatale d'éternelle mémoire, l'Histoire de l'Italie chantera à jamais ces milliers de héros.

Que dit cette canne et d'où vient-elle ?
Le texte gravé en captivité par le soldat Silvio Croce exprime avec emphase les réactions d'un patriote humilié par une terrible défaite.
La bataille d'Abba Garima (dont les Italiens se souviennent sous le nom de bataille d'Adoua) a été livrée et perdue en 1896 pour la possession du Tigré, région montagneuse située entre l'Erythrée — colonie italienne depuis 1890 — et l'Ethiopie. L'Italie était alors dirigée par le Premier Ministre Crispi, ancien garibaldien devenu monarchiste et belliciste, qui avait besoin d'une épopée coloniale pour distraire l'opinion des problèmes de politique intérieure. Commandée par les généraux Baratieri et Arimondi, l'armée italienne fut défaite par le négus Ménélik II qui obligea ainsi l'Italie à renoncer à ses ambitions africaines — où elle se trouvait en concurrence avec les Anglais et les Français. Adoua fut la plus grave défaite subie par les colonisateurs européens en Afrique, après le désastre infligé à l'armée espagnole par Abd-el-Krim à Anoual, au Maroc, en 1921.
Confrontés à 120 000 Abyssins, les 18 000 soldats italiens comptèrent 8 000 morts ou blessés, et abandonnèrent 8 000 prisonniers, dont Silvio Croce. On retrouva 500 supplétifs erythréens affreusement mutilés et les vainqueurs capturèrent 55 canons. Les généraux Arimondi et Dabormida y perdirent la vie. Le général Oreste Baratieri fut jugé et acquitté. Il écrivit ses mémoires après avoir démissionné de l'armée. Exercice difficile car il devait se justifier de la distribution, avant la bataille, d'une carte de la région aux échelons concernés. Cette carte s'avéra fausse et fut à l'origine de la catastrophe.
Dès sa libération par les Abyssins, Silvio Croce rejoignit l'Italie avec sa canne — déjà fameuse parmi les prisonniers — et en fit l'hommage à Gabriele d'Annunzio — qui la rendit célèbre en écrivant l'"Ode à la canne", dite par la Duse sur les scènes internationales.
Considérée comme partie intégrante du patrimoine historique, ce fut un choc pour l'Italie de 1938 d'apprendre que le testament du poète stipulait la remise de la canne à un étranger, l'auteur, alors âgé de sept ans, en souvenir de sa défunte tante Magali Faure, le grand amour de Annunzio. Mussolini, fou de rage, ne pût s'opposer — par respect pour les dernières volontés du maître — à la sortie du territoire national.
Deux ans plus tard, la défaite française permit au dictateur d'exiger la restitution dans les clauses de l'armistice. La délégation française, arguant du désordre causé par l'effondrement militaire et l'exode, prétexta une impossibilité de localiser la canne — qui était en fait en Dordogne, chez la grand-mère de l'auteur, avant de se retrouver au Portugal dans les bagages d'un pasteur américain.
Les Italiens, très mécontents, demandèrent alors aux Français de leur remettre en gage une œuvre importante d'origine italienne, venant des collections nationales. Elle serait gardée à Rome, en garantie, jusqu'à la livraison de la canne. Une commission bi-partite siégea à Paris, hôtel Scribe, dès le début juillet 1940 afin de débattre du choix de l'œuvre et organiser son transfert. Les Italiens, vainqueurs, très arrogants au début, demandèrent "Les Noces de Cana", de Véronèse. Devant une si grande prétention, les Français quittèrent la salle. Ce ne fut qu'après une semaine, et sous la pression allemande — Mussolini avait téléphoné à Otto Abetz — qu'ils acceptèrent de se rasseoir à la table des négociations. Prenant prétexte des difficultés du transport en Italie de cet immense Véronèse, les Français proposèrent un Uccello minuscule et admirable, "Saint Georges et le Dragon". Les Italiens s'en tenant à leur choix, une âpre discussion — quelques fois violente — s'installa et se poursuivit jour après jour jusqu'à la capitulation de l'Italie, trois ans plus tard. La canne, hébergée pendant la durée de la guerre par le Comte de Paris dans sa propriété du Portugal, fut rendue par celui-ci à l'auteur au début de 1945.
Cinquante-cinq ans après, son propriétaire intègre cet objet étonnant à une sculpture biscornue traitant de la Honte et du Remords.


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