Où l'on joue sous les toits
Patrick Marnham
The Independent Magazine / 23 juillet 1994
Traduction de Madeleine Gilard et Pierre Leyris
Le premier mercredi de chaque mois, à onze heures,
les sirènes d'alerte aérienne hululent dans Paris comme
elles le faisaient pendant la guerre.
Au bout de cinq minutes, nouvel hurlement : la fin de l'alerte sonne.
Dans une des hautes maisons grises coiffées de zinc où retentit
l'inquiétante plainte, un sculpteur est au travail. Les sirènes
ne le gênent pas, elles l'inspireraient plutôt.
Jean-Louis Faure a de bonnes raisons de se les rappeler, telles qu'elles
se déchaînaient avec fureur pour annoncer l'arrivée
de la R.A.F. Il avait neuf ans quand la guerre a éclaté.
Psychologiquement parlant, c'est peut-être le plus mauvais âge
pour vivre une guerre. Il était trop grand pour que toute l'horreur
lui en soit épargnée, trop petit pour y jouer un rôle.
En 1942, de la fenêtre de sa chambre rue Michelet, près du
Luxembourg, le petit Faure pouvait voir un soldat allemand posté
près d'un canon de D.C.A. sur les toits d'une maison voisine rue
d'Assas. Armé de jumelles, le soldat scrutait le ciel, guettant
les avions ennemis. L'enfant, de son côté, observait le soldat
avec ses propres jumelles. Quand l'Allemand eut remarqué le manège,
il cessa de guetter les avions de la R.A.F. pour observer son observateur.
Le petit Français et le soldat allemand se regardèrent ainsi
fixement, en silence, jusqu'à ce que l'Allemand se tint pour rassuré.
Il reprit son examen du ciel, tandis que l'enfant continuait à
le tenir à l'oeil. C'était pour lui la meilleure façon
de se rapprocher de la guerre au plus près. Les bombes qui pouvaient
tomber menaçaient également l'enfant et le soldat. Elles seraient
lâchées d'avions envoyés par le père de Jean-Louis,
qui était alors à Londres auprès du Général
de Gaulle. Son grand-oncle, lui, n'avait pas besoin de s'expatrier :
il était pro-allemand...
Plus tard, le père revint en France, où il fut arrêté
et déporté. L'oncle, dont la présence était,
malgré tout, rassurante, continua à collaborer.
La guerre a marqué l'enfance de Jean-Louis Faure et, de longues
années plus tard, lorsqu'il devint sculpteur, les traces qu'elle
avait laissées en lui commencèrent à se faire jour.
Avec le temps, ses sculptures de bois et de métal
se sont faites de plus en plus autobiographiques. Beaucoup d'entre elles
sont des prises de position dans le débat à longueur de
vie qui oppose Faure à l'histoire militaire et politique de son
pays. Elles se réfèrent souvent à des événements
ou à des incidents qui ont une signification personnelle autant
que publique. Elles enfreignent des tabous et soulèvent des questions
pour le moins délicates. C'est sans doute pour avoir donné
la préférence à la vérité sur le tact
que Faure a été tenu dans l'ombre pendant des années.
Aujourd'hui, il s'en dégage.
Faure habite toujours la rive gauche et travaille sous les toits dans
une suite de mansardes où règne un désordre apparent.
L'air et la lumière ne manquent pas dans ces hauteurs, mais un
problème s'y pose. Chacune de ces sculptures complexes doit être
conçue de façon à pouvoir se démonter en pièces
assez petites pour entrer dans l'ascenseur bizarrement triangulaire de
l'immeuble. Aucun escalier ne relie directement le grenier aux étages
inférieurs lesquels, m'a dit Faure, ont abrité
un avant-poste du Ministère de la Guerre où, en 1917, l'espionne
Mata-Hari fut interrogée par des officiers du Deuxième Bureau
avant d'être menée au poteau.
Le grand-père de Jean-Louis, le critique d'art Elie Faure, est
célèbre pour son Histoire de l'Art. On sait moins qu'il
fut aussi médecin et embaumeur d'importants défunts.
Le père de l'artiste, François (Paco) Faure, fut fait "Compagnon
de la Libération". Jean-Louis garde dans son grenier un livre que
de Gaulle lui a donné alors qu'il était adolescent :
La France et son armée. Ce livre avait été commandé
à de Gaulle par le Maréchal Pétain et devait être
publié sous le nom de ce dernier. Pétain ayant refusé
de reconnaître la part de son jeune protégé, le livre
parut sous le nom de son véritable auteur. Il est dédicacé
"à Jean-Louis Faure qui sera, comme son père, un Français
de qualité".
Si de Gaulle a pensé que ce don vaudrait à la France un
autre soldat, il a fait un faux calcul. Faure a été appelé
sous les drapeaux en 1952.
Du fait d'une erreur administrative, il est entré à cheval
dans sa carrière de guerrier. Il escomptait un char dans les Chasseurs
d'Afrique, mais il s'est trouvé à Alger, vêtu en spahi,
dans la garde d'honneur montée du Gouverneur. Les chevaux étaient
des arabes-barbes. Faure apprit à faire passer le sien du galop
à l'arrêt puis à la station couchée, afin que
le cavalier pût s'abriter derrière sa monture en ouvrant
le feu.
La bureaucratie du XXe siècle avait fait de lui un soldat
du XIXe. A l'âge du plastique, il perfectionnait la charge
de cavalerie. L'Histoire, comme si souvent dans sa vie, s'était
faufilée derrière lui pour mieux l'attraper.
Deux ans plus tard, décidé à ne pas participer à
la guerre d'Algérie, il séjourne en Bolivie pays
qu'il a beaucoup aimé puis en Argentine.
En Bolivie, il a passé son temps à peindre dans une île
du lac Titicaca.
Condamné pour insoumission par contumace, il a été
amnistié au bout de trois ans.
Une grande partie de l'uvre de Faure vient de la fascination qu'exercent
sur lui les côtés sombres de Histoire de France et les dessous
tragi-comiques du pouvoir.
Mais ses thèmes ne sont pas toujours militaires ou historiques.
Les titres de ses ouvrages donnent le ton de ses préoccupations :
- Il faut être inexact mais précis.
Juan Gris.
- Le mois de juin 1940 sentait le garage chaud.
- uvre collective offerte au médecin-chef
par les malades d'une maison de santé californienne.
- Maquette utilisée par Lord Ismay devant
la commission d'enquête sur le naufrage du Titanic (1912).
- Machine à espionner les porcs.
Les uvres ainsi décrites
sont des facéties ou des commentaires satiriques, tantôt
ludiques, tantôt très sérieux, dans lesquels des personnages
historiques rencontrent des créatures insolites.
Les "faits" exposés sont bizarres, et, ce qui est pire, souvent
vrais. Les sculptures de Faure sont dans le fil du surréalisme,
mais c'est un surréalisme doté d'un sens critique aigu.
Elles relèvent d'un art qui ré-imagine de façon aussi
magique qu'irrespectueuse certains épisodes récents de l'Histoire
de France, et cela avec un esprit et une originalité technique
qui auraient fait le bonheur de Heath Robinson.
La présence significative de Marcel Duchamp se manifeste dans la
sculpture intitulée Nous sommes dans la tête d'un Esquimau
de 1906 et fondée sur la découverte que "la plupart
des ours polaires sont gauchers et privés de molaires". L'artiste
a recréé le chasseur esquimau qui, fort de cette connaissance,
attaquait les ours en combat singulier, armé seulement d'un couteau.
Le chasseur s'approchait de l'ours, attendait qu'il se dresse sur ses
pattes de derrière et, plongeant alors sous la patte de devant
gauche, enfonçait son couteau dans l'artère fémorale.
L'ours ne pouvait pas frapper l'homme de son habile patte gauche, et il
était incapable de le déloger avec sa malhabile patte droite.
S'il tentait de le mordre, l'Esquimau lui fourrait dans la gueule son
avant-bras gauche enveloppé d'un épais bandage en peau de
phoque (il est à présumer que le chasseur trouvait une fin
abrupte lorsqu'il rencontrait un ours droitier).
Dans la sculpture, on voit au-dessus de la tête de l'Esquimau l'agrandissement
d'une photographie de la main gauche de Marcel Duchamp, mort en 1968.
Quand Faure m'a montré cette sculpture, qui a deux mètres
de haut, il m'a dit : "ça rend les courses de taureaux un
peu faiblardes, non ?". La concierge de l'immeuble, quand elle l'eut examinée
de près, déclara qu'elle ne se souvenait pas d'avoir jamais
rencontré Marcel Duchamp, mais que, pour sûr, il avait de
très grandes mains.
C'est une autre source d'inspiration pour Jean-Louis Faure, que les coïncidences
et les trouvailles inattendues. Quand François Faure est revenu de
déportation en 1945, il a loué une chambre mansardée
boulevard Saint-Germain. En l'aménageant, il a trouvé une
lettre cachée sous l'avancée du toit. Elle était
adressée à Monsieur Lucien, professeur de tango au skating
Saint-Didier et disait :
"Cher Monsieur, je suis une de vos
admiratrices du Tango et j'ai le plus grand désir de faire votre
connaissance. Etant accompagnée de mon mari je n'ai pu vous causer
mais j'en brûle d'envie. Ne connaissant pas vos heures de liberté
je ne vous fixe pas de suite un rendez-vous, mais indiquez-moi par un
mot poste restante l'heure, le jour et l'endroit où j'aurai le
bonheur de vous voir. Je suis heureuse à la pensée de vous
avoir à moi quelques instants. Tendrement à vous. L.M.J.
n°24 poste restante Avenue Bosquet. Je passerai à la poste mardi.
Si cela vous arrangeait pour mercredi je serai en taxi devant St Honoré
d'Eylau à 3 heures et je vous enlèverais."
La lettre était datée du samedi 7 décembre 1913.
Pour Jean-Louis Faure, l'explication est simple : Monsieur Lucien
était marié lui aussi. C'est pourquoi il a caché
la lettre. Et après l'avoir cachée, il a dû mourir
subitement, ce qui explique pourquoi la lettre était encore sous
le toit en 1945. Or, de quoi un professeur de tango et de patinage en
bonne santé serait-il mort subitement peu après décembre
1913, si ce n'est d'un éclat d'obus reçu dans les tranchées
? A moins, bien entendu, que le mari ne soit passé le premier.
Le résultat en sculpture : C'est fini, mon joli. Un
professeur de tango dans une attitude professionnelle glissant sur un
parquet poli ; solitaire, splendide et absurde. Sa main droite guide la
danseuse imaginaire. En plein élan, en plein rêve, il est
frappé par une double explosion. Dans son dos, mise sous verre,
la lettre fatale. Une brève histoire contée en bois peint,
émail, résine, fil de cuivre et acier.
L'élément autobiographique reparaît avec J'ai vu
jouer au tennis le filleul du premier amour de Napoléon premier.
C'est un souvenir d'enfance qui a toujours ravi Faure. Désirée
Clary fut le premier amour de Napoléon Bonaparte. Plus tard, quand
elle eut épousé Bernadotte, elle devint reine de Suède.
Et, dans son extrême vieillesse, elle fut la grand-mère et
la marraine d'un enfant qui devait être roi de Suède. Devenu
vieux à son tour, Gustave V jouait parfois au tennis au Racing
du Pré Catelan. Et c'est là qu'un jour d'avant-guerre le
petit Jean-Louis Faure l'observa de près à travers le grillage.
Le roi, de très haute taille, était vêtu tel que le
représente la sculpture : knickerbockers blancs, feutre mou
blanc, lunettes noires et rouge à lèvres. Ici, il ne joue
pas au tennis, mais escalade la jupe Empire de sa jeune et alerte marraine.
Elle est couronnée d'un bicorne napoléonien surmonté
de raquettes rouges dressées en pyramide. Elle n'est nullement
troublée par la silhouette, de proportions très rapetissées,
du vieil homme accroché à sa hanche et qui, sous le regard
de l'enfant qui sera le sculpteur Faure, émerge des brumes de l'absurde
présent vers la clarté, la promesse érotique et le
refuge maternel du passé épique.
Faure a trouvé récemment une tranquillité d'esprit
qui lui permet de congédier la période de l'Occupation et
de travailler sur d'autres thèmes historiques. Dans une de ses
uvres, il frôle un autre tabou national et montre Napoléon
dans son affreux désuvrement ultime. Cela s'appelle Sainte
Hélène, jeudi 5 février 1818, Napoléon observe
des blattes.
Napoléon, presque grandeur nature, ventru, est seul et enveloppé
d'un élégant manteau en poil de chameau qui le protège
des vents de l'Atlantique sud. Du bout de sa canne, il étudie six
blattes, natives de l'île et grossies par une loupe à ses
pieds. Sur le bord de son chapeau, un minuscule soldat du 53è régiment
d'infanterie en tunique rouge un vétéran de
Waterloo peut-être monte la garde. Derrière Napoléon,
encadrée, l'étude de David : Bonaparte jeune, le héros
romantique parti à la conquête du monde. Plus bas, également
encadré, le fac-similé de la seule allusion connue que Bonaparte
ait faite à Sainte-Hélène avant d'être déporté
dans l'île. C'est un extrait d'un carnet de notes de géographie
du lieutenant Napoléon. Dans la liste des possessions britanniques,
il avait simplement écrit : "Sainte-Hélène,
petite île".
Les blattes, énormes, sont d'authentiques spécimens d'un
sous-groupe qu'on trouve exclusivement à Sainte-Hélène.
Elles ont été élevées et mises à trépas
pour l'occasion par un très obligeant membre de l'Institut d'Entomologie
de Paris, éminent spécialiste de la sexualité des
blattes d'Afrique occidentale. "J'ai fait remarquer, se rappelle Faure,
que c'était un champ d'action assez restreint et le savant, un
peu piqué, m'a répondu : Monsieur Faure, je suis connu
dans le monde entier mais de sept personnes seulement".
Napoléon à Sainte-Hélène est une poignante
méditation sur le destin du chef le plus brillant et le plus dangereux
de la plus brillante et la plus dangereuse nation d'Europe. Faure, considérant
son Napoléon en cage, m'a dit : "Que c'est triste. L'un des
hommes les plus intelligents du monde, et il est mort entouré par
des cons. Mais en fin de compte, les Anglais lui ont rendu service. Il
a eu une fin poétique sous les grands vents de l'Atlantique Sud.
Si les Anglais l'avaient gardé en Europe, il aurait tenté
à nouveau de s'évader, ç'aurait mal tourné
et ç'aurait été lamentable". Par bonheur, les Anglais
l'ont bouclé au milieu de l'océan, donnant ainsi à
Faure l'occasion d'illustrer la maxime de Claudel qui résume si
bien son uvre avant la lettre parce que son uvre est ambiguë :
"Les hommes ne sont jamais si drôles que quand ils sont sérieux
et jamais si sérieux que quand ils sont drôles".
Heath
Robinson.
Caricaturiste anglais de la première moitié du siècle
dont la devise était "Revenez à la ficelle".
Ses dessins, souvent publiés dans Punch représentent notamment
des machines extrêmement compliquées, qui tiennent, en effet,
par des bouts de ficelle (N.d.T.).
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